Peut-on réinventer la santé au travail pour anticiper les crises ? Nina Tarhouny nous présente la sociovigilance, une vision systémique

Contributeur : Jean-Luc Stanislas, Expert HAS, Fondateur de la plateforme ManagerSanté
Article rédigé à partir du dossier de présentation de la Sociovigilance

La santé au travail représente un pilier fondamental du bien-être individuel et collectif dans nos sociétés modernes. Pourtant, malgré les progrès réalisés en matière de prévention des accidents et des maladies professionnelles, la prise en charge des risques liés aux conditions de travail demeure insuffisante face aux défis contemporains. Ces risques, qu’ils soient physiques, chimiques ou psychosociaux, affectent non seulement la santé des travailleurs mais également la productivité des entreprises, la compétitivité économique, et, à une échelle plus large, la cohésion sociale. Si la santé au travail est un enjeu reconnu, les dispositifs actuels peinent à apporter des réponses systémiques et coordonnées à la hauteur des enjeux.

Dans ce contexte, la sociovigilance, concept innovant élaboré par Nina Tarhouny dans le cadre de ses travaux doctoraux, s’affirme comme une réponse audacieuse et ambitieuse. Inspirée des dispositifs de vigilance sanitaire qui ont fait leurs preuves dans d’autres domaines – comme la pharmacovigilance ou l’hémovigilance –, la sociovigilance propose une approche inédite pour protéger la santé physique et mentale des travailleurs. Elle vise à dépasser les limites des politiques fragmentées actuelles, en érigeant une gouvernance unifiée et proactive dédiée à la prévention des risques professionnels. Cette approche ne se contente pas de réagir aux crises ou d’intervenir après l’apparition des troubles. Elle ambitionne au contraire de détecter les signaux faibles, d’anticiper les risques émergents et de déployer des solutions adaptées avant que les problèmes ne deviennent critiques.

La sociovigilance repose sur une redéfinition profonde des priorités en matière de santé publique. Elle place la dignité des travailleurs au cœur de son dispositif, affirmant que la santé au travail ne se limite pas à une question de conformité réglementaire, mais constitue un droit fondamental, indissociable d’une citoyenneté pleine et entière. Cette vision s’inscrit dans un cadre global où la protection des individus devient un levier de transformation sociale, renforçant à la fois la justice, l’efficacité économique et la durabilité des modèles organisationnels.

Au-delà de son ambition théorique, la sociovigilance propose également des mécanismes concrets pour réinventer la gestion des risques professionnels. Parmi ces innovations figurent la création d’une autorité administrative indépendante – le Défenseur du droit à la santé et à la dignité au travail –, l’instauration d’un portail numérique centralisant les signalements, et la mise en place d’un dispositif articulé autour de la recherche scientifique, de la surveillance active et des interventions sur le terrain.

Ces outils offrent non seulement une réponse coordonnée aux défaillances actuelles, mais aussi une opportunité de transformer les relations entre les acteurs institutionnels, les entreprises et les travailleurs.

En substance, la sociovigilance s’inscrit dans une perspective plus large de changement de paradigme. Elle propose de passer d’une gestion réactive des risques, souvent fragmentée et inefficace, à une démarche anticipative et systémique. Ce faisant, elle reflète une volonté politique et sociétale de replacer les travailleurs au centre des préoccupations, tout en renforçant les fondations mêmes de l’économie et de la solidarité nationale. Il ne s’agit pas simplement d’une innovation technique ou organisationnelle, mais d’un véritable tournant éthique et stratégique, répondant aux défis majeurs du 21ᵉ siècle.

C’est dans ce cadre que le concept de sociovigilance se déploie, offrant une vision ambitieuse et nécessaire pour concilier performance économique, justice sociale et protection de la dignité humaine au travail. Alors que les mutations du monde professionnel s’accélèrent sous l’effet des crises économiques, sanitaires et environnementales, ce modèle novateur pourrait bien constituer la clé d’un avenir plus équitable et résilient.

Depuis les scandales sanitaires tels que celui de l’amiante, les risques professionnels ont gagné en visibilité, mais ils restent traités en périphérie des priorités de santé publique. En France, le paysage institutionnel chargé de la prévention des risques professionnels est caractérisé par un morcellement des responsabilités. Pas moins de trente entités se partagent les missions de surveillance, de conseil, et de régulation. Cette dispersion entraîne des redondances, des conflits de compétences, et une inefficacité structurelle.

Ce manque de coordination a des conséquences directes sur la santé des travailleurs. Les pathologies professionnelles, qu’elles soient physiques (troubles musculo-squelettiques, expositions chimiques) ou psychologiques (burn-out, harcèlement), continuent de croître. Les signaux faibles, qui pourraient être détectés à temps pour éviter des crises majeures, passent souvent inaperçus dans ce contexte éclaté.

La sociovigilance se distingue par son caractère transversal et anticipatif. Contrairement aux approches sectorielles actuelles, elle vise à centraliser les efforts autour d’une entité indépendante, le Défenseur du droit à la santé et à la dignité au travail. Cette autorité serait dotée de deux pôles principaux :

  1. Pôle scientifique : Ce département regrouperait les compétences en recherche, veille sanitaire et gestion des alertes. En mobilisant les données issues des signalements et des études, il fournirait une analyse approfondie des risques émergents.
  2. Pôle d’intervention : Acteur clé sur le terrain, ce pôle aurait pour mission d’évaluer les situations critiques, d’assister directement les entreprises et de proposer des solutions organisationnelles adaptées.

Cette organisation fonctionnerait grâce à un portail numérique centralisé, permettant de collecter et traiter les alertes en temps réel. Accessible à tous les travailleurs, indépendamment de leur statut, cet outil incarnerait une avancée démocratique majeure en matière de santé au travail.

La sociovigilance repose sur un ensemble de missions complémentaires qui couvrent l’ensemble du cycle de gestion des risques professionnels :

  • Recherche et Innovation : Développer une base de connaissances solide pour mieux comprendre les risques émergents liés au travail moderne.
  • Veille et Détection : Identifier les signaux faibles grâce à des outils d’analyse prédictive.
  • Surveillance et Signalement : Centraliser les données grâce à une plateforme unique.
  • Intervention et Gestion : Proposer des réponses rapides et adaptées aux situations critiques, directement sur les lieux de travail.
  • Prévention et Sensibilisation : Promouvoir des stratégies anticipatives pour réduire les risques avant qu’ils ne se manifestent.

Cette approche intégrée permettrait de transformer radicalement la manière dont les entreprises et les institutions gèrent les risques professionnels, tout en renforçant la confiance des travailleurs.

L’adoption de la sociovigilance engendrerait des bénéfices multidimensionnels, tant pour les entreprises que pour l’ensemble de la société :

  1. Amélioration de la Santé et du Bien-Être
    En considérant les risques professionnels comme des enjeux de santé publique, la sociovigilance garantit une protection renforcée contre les pathologies physiques et mentales. Cette amélioration de la qualité de vie au travail favorise également la rétention des talents et l’attractivité des entreprises.
  2. Réduction des Coûts Socioéconomiques
    Les accidents du travail et les maladies professionnelles génèrent des coûts importants pour les entreprises et les systèmes publics de santé. En réduisant ces risques grâce à des stratégies préventives, la sociovigilance permet de diminuer les dépenses associées aux arrêts de travail, soins médicaux, et contentieux juridiques.
  3. Renforcement de la Performance et de l’Engagement
    Un environnement de travail sain stimule la motivation et la productivité des salariés. En renforçant leur bien-être, les entreprises voient leur compétitivité s’améliorer.
  4. Consolidation Institutionnelle
    En centralisant les efforts sous une autorité unique, la sociovigilance surmonte les faiblesses liées à la fragmentation actuelle. Elle offre une réponse cohérente et systémique, capable de s’adapter aux défis contemporains.

Au-delà des bénéfices immédiats, la sociovigilance porte une ambition plus vaste : celle d’un changement de paradigme. En érigeant la vigilance sanitaire au rang de pilier des politiques publiques, elle réinvente la manière dont nos sociétés envisagent la dignité et la santé des travailleurs. Ce projet incarne une vision éthique et pragmatique, adaptée aux exigences d’un monde du travail en mutation.

Nina Tarhouny, porteuse de ce concept, rappelle que la sociovigilance n’est pas une simple réforme technique, mais une véritable révolution culturelle. Elle appelle à replacer la santé au travail au cœur des priorités, à l’instar d’autres enjeux majeurs de santé publique.

La sociovigilance ne se limite pas à une simple réforme des mécanismes existants en matière de santé au travail ; elle incarne une vision ambitieuse et systémique qui redéfinit les priorités en matière de justice sociale, de gouvernance et de durabilité économique. Ce concept novateur, fondé sur une vigilance proactive et un engagement institutionnel renouvelé, répond aux insuffisances criantes du cadre actuel. En plaçant la santé et la dignité des travailleurs au cœur de l’action publique, la sociovigilance propose une véritable révolution culturelle et structurelle.

À l’heure où les mutations du travail s’accélèrent sous l’effet des transformations numériques, des évolutions sociétales et des crises globales, l’urgence d’adopter des approches intégrées et préventives se fait pressante. La fragmentation des dispositifs actuels, combinée à une gestion réactive des risques, montre ses limites face à des enjeux de plus en plus complexes. La sociovigilance, par sa capacité à anticiper les signaux faibles et à coordonner des réponses adaptées, s’impose comme une solution crédible et durable.

Au-delà de son efficacité opérationnelle, ce projet incarne également une réponse éthique aux défis contemporains. Il s’agit de réconcilier la performance économique avec le bien-être des travailleurs, en mettant un terme à l’opposition stérile entre productivité et respect des droits humains. En érigeant la protection de la santé mentale et physique en priorité nationale, la sociovigilance reflète une société qui ne considère plus ses travailleurs comme de simples rouages d’un système productif, mais comme des acteurs essentiels à son développement harmonieux.

Par ailleurs, les bénéfices de la sociovigilance ne se limitent pas à la sphère professionnelle. En réduisant les coûts sociaux liés aux accidents et maladies professionnelles, en améliorant le bien-être collectif et en renforçant la compétitivité des entreprises, ce modèle contribue à une économie plus résiliente et inclusive. Il favorise également une transformation institutionnelle, en consolidant les efforts sous l’égide d’une autorité indépendante et accessible à tous. Cette centralisation garantit une meilleure coordination des acteurs, tout en renforçant la transparence et la responsabilité dans la gestion des risques.

Enfin, la sociovigilance marque un tournant historique dans la manière dont les enjeux professionnels sont perçus et traités. Elle propose un cadre où santé, dignité et innovation managériale se conjuguent pour répondre aux attentes des générations présentes et futures. Ce projet ne se contente pas d’apporter des solutions immédiates ; il trace une voie pour une société où le travail, loin d’être une source de souffrance, devient un vecteur de réalisation personnelle et collective.

Adopter la sociovigilance, c’est investir dans un avenir où la prévention prime sur la réparation, où les travailleurs ne sont plus réduits à des statistiques, mais reconnus dans leur pleine humanité. C’est aussi affirmer que le progrès économique et social ne peut se faire au détriment de la santé et de la dignité. En cela, la sociovigilance n’est pas simplement une réforme parmi d’autres, mais une véritable avancée civilisationnelle, ouvrant la voie à un modèle de société plus équitable, solidaire et durable.

Par ce choix, la société française se positionne en pionnière d’une innovation qui pourrait, à terme, inspirer d’autres nations. La sociovigilance, avec sa portée universelle et son ambition systémique, offre une opportunité unique de repenser la place du travail dans nos vies et d’écrire une nouvelle page de l’histoire sociale.

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